8

 

Au début, ça avait été une journée toute pareille aux autres. Comme il était temps de ressortir les bacs du bois pour leur faire prendre encore un peu de soleil, Pop et mon oncle Sagamore ont pris la camionnette et les ont ramenés tout contre la maison, juste après le petit déjeuner. A présent, tout le truc s’en allait en miettes, et ça puait encore pire qu’avant. Et comme il n’y avait pas du tout de vent, l’odeur s’accrochait à la maison quelque chose d’épouvantable. Une espèce d’écume couleur brun-vert bouillonnait un peu dans les bacs.

Comme ça me faisait pleurer, j’suis descendu jusqu’au bateau de mon oncle Finley pour pouvoir respirer un peu. Il était à court de planches, alors il s’occupait à en arracher d’un côté pour les reclouer ailleurs et rafistoler, comme disait mon oncle Sagamore.

Il n’arrêtait pas de marmonner entre ses dents, mais il ne voulait pas parler, alors au bout d’un moment, je suis remonté jusqu’à la roulotte voir ce que faisait Miss Harrington. Le docteur Severance et elle étaient assis dans l’herbe, sur les chaises de toile, en train d’écouter la petite radio sur la table. C’étaient les informations de la matinée. En me voyant, il a grogné je ne sais quoi, mais elle est rentrée me chercher un coca-cola.

Elle portait une petite barboteuse blanche, cette fois, et c’était rudement joli sur elle.

— Tu veux qu’on aille nager, ce soir, Billy ? elle me demande.

— Moi, je voudrais bien, je lui réponds. Mais Pop va encore me filer une tatouille.

— Tu lui diras d’aller se faire cuire une soupe au lard. Alors rendez-vous ici vers les cinq heures ; on ira, que ça lui plaise ou pas.

Le docteur Severance lui jette un regard mauvais et éteint la radio :

— Je te conseille de rester dans la roulotte. On est pas encore tirés d’affaire.

— Ce que tu peux être cave, quand même ! elle lui dit. Ça fait dix jours.

A ce moment-là, je regarde vers la maison, et je vois Pop couché sous l’arrière de la voiture comme s’il était en train d’y travailler :

— A cinq heures alors, je dis à Miss Harrington.

Et je descends avec Sig Fride voir ce que Pop est en train de faire.

Avant que j’arrive, il se relève et je vois qu’y tient une boîte de conserve à la main. Il a dû tirer un peu d’essence du réservoir. Il tourne le coin de la maison quand je vois mon oncle Sagamore sortir de la grange avec quatre pots en verre. Je me demande pour quelle raison ils s’en vont mettre de l’essence dans les bocaux à confiture et pourquoi il leur en faut quatre grands comme ceux-là pour si peu d’essence. En passant devant les bacs, je suis forcé de me boucher le nez, mais je continue quand même et je passe la tête au coin de la maison. C’est marrant, ce qu’ils font.

Ils sont dans la cour, assis sur une petite table sous le cèdre. Mon oncle Sagamore a posé ses quatre pots de verre et Pop fait tremper un bout de ficelle blanche dans la boîte à conserve. Une fois qu’elle est bien imbibée d’essence, il la sort en vitesse et l’attache à mi-hauteur d’un des pots. Mon oncle Sagamore allume une allumette et met le feu à la ficelle. Ça flambe et ça fait un cercle de feu autour du pot de verre, avant de s’éteindre au bout d’une ou deux minutes. Après ça, il recommence avec un autre pot et un autre bout de ficelle. Moi, je les guette et je comprends rien à leurs manigances. Ils continuent jusqu’à ce que les quatre pots y soient passés. Ensuite ils décollent les bouts de ficelle brûlés et, avec précaution, ils essuient les quatre pots de verre.

Je m’amène derrière eux :

— Hé ! Pop, qu’est-ce que vous faites ?

Ils se retournent tout d’une pièce, me voient et échangent un coup d’œil :

— Ce qu’on fait ? dit Pop, et ben... heu... tel que tu nous vois, on est en train d’éprouver la résistance du verre. Pas vrai, Sagamore ?

Mon oncle Sagamore fait passer sa chique dans l’autre joue :

— Je le disais bien que ce garçon en saurait bientôt plus qu’un juge de paix. Entre nous, il a raison ; comment apprendrait-il les choses si ce n’est en posant des questions. Et comment pourrait-il savoir qu’on n’expédie jamais rien au gouvernement sans d’abord s’être assuré que le verre est assez résistant.

— Ah ! parce que vous envoyez quelque chose au gouvernement ?

— Tout juste. Sam et moi, on a réfléchi à ce que tu nous as dit l’autre jour et plutôt que de perdre du temps à attendre que cette fournée-là ait fini de se faire, on s’est dit qu’on ferait bien d’envoyer un peu de sauce tout de suite pour qu’ils nous disent ce qu’on fait de travers. On en fait donc analyser un échantillon.

— D’après moi, je leur dis, c’est la meilleure chose à faire. Comme ça, s’ils vous disent que vous vous êtes trompés au départ dans le mélange, vous pourrez recommencer avec une nouvelle fournée sans avoir à attendre tout ce temps.

J’étais tout fier de moi. Ils s’étaient rendu compte que j’avais raison.

Mon oncle Sagamore approuve d’un signe de tête :

— Et c’est exactement c’qu’on s’est dit, Sam et moi. T’es un as, fiston.

— Et vous allez expédier le jus dans ces quatre pots ? j’demande. Vous croyez qu’ils ont besoin de tout ça ?

Mon oncle Sagamore pince les lèvres :

— Ben, pour ce genre d’examen, on ne sait pas au juste combien il leur en faut, alors on leur en a mis dix litres, pour être sûr qu’ils soient pas à court.

Il me regarde.

— Ça ira, à ton idée ?

— Sûrement, je réponds. Si ça ne coûte pas trop cher à expédier.

— Oh ! pour ça y a pas de crainte. On va l’envoyer en recommandé.

Pop va chercher un seau et une louche dans la cuisine. Il fait un grand tour pour pas se mettre sous le vent par rapport aux bacs, vu que maintenant, une petite brise a commencé à souffler ; il s’évente avec son chapeau tout en chassant les bulles et l’écume avec sa bouche et il commence à remplir son seau avec le jus des bacs. Dès que le seau est plein, il revient au petit trot sous le cèdre. Il a les yeux qui pleurent et il tousse comme un vieux baudet.

— Elle commence à être plutôt mûre, cette fournée, il dit.

— Oui, reconnaît mon oncle Sagamore. On dirait qu’il y a un petit fumet qui commence à percer.

Sig Fride se met à couiner et se cavale vers la grange. Pop va chercher une passoire dans la cuisine et commence à remplir les quatre pots. La passoire retient les bulles et les bouts de peaux de vaches, ce qui fait que le jus de tannage dans les pots reste clair.

— Faudra pas oublier de laver ces ustensiles avant le retour de Bessie, dit mon oncle Sagamore. Elle aime pas bien qu’on s’en serve pour ce genre de chose.

— Vous allez pas y mettre un ou deux bouts de peaux avec ? je demande. Y voudront peut-être en analyser aussi ?

Mon oncle Sagamore secoue la tête :

— Non, j’ai idée que non. La seule chose qui intéresse le gouvernement, c’est la solution. C’est ça qui fait le boulot et qui tanne le cuir, et quand ils auront trouvé l’erreur que j’ai fait dans le mélange, on sera parés.

Ils soulèvent des pots avec beaucoup de précaution et guignent au travers à la lumière.

— La couleur est réussie ? demande Pop.

— Peut pas être mieux, répond mon oncle Sagamore. Un vrai caramel.

— Moi, j’vois pas ce que la couleur peut changer. Bien sûr, ça ressemble un peu à du pipi de chat, mais il doit s’en balancer, le gouvernement.

Mon oncle Sagamore passe un élastique autour du col de chacun des pots et s’apprête à visser les couvercles :

— Faut que ce soit hermétique, surtout.

— Attends, dit Pop, j’ai ce qui te faut dans la remorque.

Il traverse la maison et revient un moment après avec un tube de colle forte. Il en badigeonne le caoutchouc, en remet un peu sur les bords des couvercles, après quoi il les visse ferme, en tenant les pots serrés contre l’autre main. Pop jette le restant du jus dans l’un des bacs et lave le seau. Ensuite il nettoie à fond les pots.

Maintenant ça ne sent plus rien, à part ce qui vient des cuves.

Mon oncle Sagamore va chercher un container en carton et emballe les quatre pots dedans, soigneusement, avec du papier et de la paille de façon qu’ils ne puissent pas se toucher et se casser. Une fois fini, Pop emporte la boîte et l’installe à l’arrière de notre auto.

— Tu vas tout de suite à la poste ? je lui demande.

— Ouais.

— J’peux aller avec toi, Pop ?

— J’ai rien contre. Justement, pendant qu’on y est, est-ce que t’as pas un tas d’affaires sales à porter à la blanchisseuse ?

— Si. Je vais les chercher.

Je monte dans la remorque et je trouve le sac à linge derrière la presse à imprimer. Il est bourré d’affaires à moi, des caleçons à Pop, ses chemises, ses chaussettes et un tas d’autres trucs. Y en a là-dedans qu’ont pas été lavés depuis qu’on était à Bowie. Ça fait un sacré tas. Pop emporte le sac à l’arrière de la voiture sur la boîte où sont emballés les pots.

— On ferait peut-être mieux de les mettre sur les affaires, je lui dis. Ça ferait coussin, comme ça y se casseraient pas.

— Non, y a pas de danger, répond Pop. On a vérifié leur résistance, non ?

— Okay, je dis.

Je grimpe à l’arrière.

— On est prêts à partir ? Où est mon oncle Sagamore ?

Pop allume un cigare :

— Oh ! il sera là dans quelques minutes. Il a fallu qu’il aille jusqu’au bas du pré s’occuper d’un mulet.

— Ah ! bon, mais pourquoi t’avances pas un peu l’auto pour qu’on ait plus l’odeur dans le nez ?

— C’est une idée, dit Pop.

Il démarre, et on fait à peu près une cinquantaine de mètres dans la montée, après quoi on reste là à attendre mon oncle Sagamore. Il fait une chaleur du diable, et j’entends toujours c’te bestiole qui zizille dans les arbres. Il fait rudement bon, surtout maintenant qu’on est plus à portée de ces sacrés bacs. C’est joli, la campagne. Surtout que c’est tranquille et que ça grouille pas de monde comme Pimlico et Belmont Park. J’aperçois le docteur Severance et Miss Harrington qui sont assis sur leurs chaises, devant la roulotte, en train d’écouter la radio. Ils nous font signe. Pop regarde de ce côté.

— Un costume de bain tout en diamants, il fait, comme s’il se parlait à lui-même, vous vous rendez compte ! Où est-ce que vous allez nager, Miss Harrington et toi ?

— Nulle part, je réponds. Tu me l’as défendu, tu t’rappelles pas ?

— Ah ! mais oui, au fait !

Il reste un moment sans rien dire, puis il se retourne vers le haut de la colline et me dit, en s’agitant sur la banquette, comme si quelque chose le tracassait :

— J’ai dans l’idée que pour qu’il soit tout en diamant, y n’doit pas être bien grand ?

— Non. Juste une espèce de petit carré, à trois coins, avec une ficelle qui passe dans le milieu.

— C’est tout ?

— Ouais, je réponds. Ça lui laisse toute la place pour nager. C’est pas encombrant du tout.

— Nom d’un pétard ! il fait. (Et on dirait qu’il s’étrangle avec la fumée de son cigare.) T’est sûr que c’est pas trois carrés ?

— Non. Un seul. Pourquoi ? Y en a trois, d’habitude ?

— Ben, heu... j’pourrais pas l’affirmer. J’ai l’impression d’avoir entendu quéqu’part que c’étaient trois, la plupart du temps. Mais j’ai idée que ça ne change rien à la chose. T’as vu Sagamore dans les parages ?

Je me retourne et regarde du côté de la maison et du champ de maïs, mais je ne le vois nulle part.

— Pas Encore.

— Eh ben ! il ne tardera pas.

— Y a un mulet qu’est mal en point ? je demande.

— Va donc savoir, avec les mulets. Mais y en a un qu’a l’air de couver quelque chose, à c’qui paraît.

— Ah ! bon.

Nous recommençons à attendre. Et puis, au bout d’un petit moment, j’aperçois un petit ruban de fumée grise qui monte au-dessus des arbres, dans le fond.

— Regarde, Pop. Y a quelque chose qui brûle là-bas en bas.

Il se tourne de ce côté :

— Nom d’un pétard, mais c’est que t’as raison ! Mais j’crois pas que ce soit grave. Probablement une vieille souche ou quelque chose comme ça.

Et puis voilà qu’on entend un raffut du diable, en haut de la colline. Comme une auto lancée à toute vitesse sur le petit chemin de terre. Je me tourne et j’ai juste le temps de la voir filer entre les arbres. Mais elle ne passe pas la barrière ; elle continue tout droit sur le chemin qui rejoint le bas de la colline. Comment qu’elle avance. !

— Ils vont à peu près au même train que Booger et Otis, je dis à Pop. Tu crois que c’est eux ?

— Humm... dit Pop. J’sais pas trop. J’vois pas ce qu’ils iraient faire là-bas en bas.

— Peut-être qu’ils ont vu la fumée. Mon oncle Sagamore dit qu’ils sont toujours à l’affût des incendies de forêt.

Pop tire une bouffée de son cigare :

— Ça pourrait bien être ça ! oh ! ils l’éteindront. Pas de soucis à se faire.

Il continue de regarder du côté du bois et, au bout d’une minute, mon oncle Sagamore en sort, par l’autre bout du champ de maïs. Il a l’air pressé. Il rentre par le derrière de la maison et en ressort sur le devant, comme s’il venait de la traverser sans s’arrêter, mais maintenant il a des souliers aux pieds. Pas lacés, faut dire, il est jamais très chaud pour ce qui est de s’habiller pour aller en ville. Les poils noirs de sa poitrine dépassent du creux de sa salopette et je vois qu’ils sont tout humides de sueur quand il vient s’asseoir à l’avant, à côté de Pop.

Pop démarre.

— Qu’est-ce qu’elle avait, la mule ? il demande.

— La mule ? fait mon oncle Sagamore. Ah ! oui. Rien du tout. Un peu lunatique, probable. Les mules, c’est un peu comme les femmes. Elles commencent à ruminer des foutaises vieilles de dix à quinze ans, ça les travaille et pendant des semaines, elles sont plus à prendre avec des pincettes. Et le pire, c’est qu’on est jamais fichus de savoir c’qui les tracasse.

— T’as raison, dit Pop.

Il remonte la pente en deuxième, en tâchant d’éviter le plus possible les cahots. Mon oncle Sagamore descend et ouvre la barrière en barbelé. Il remonte et après ça on suit le chemin sablé à travers les sapins. Juste avant d’arriver là-haut, la voiture tombe en panne. Elle s’arrête pile.

— Ça alors, dit Pop, qu’est-ce que ça peut bien être, selon toi ?

— Bizarre, répond mon oncle Sagamore. Essaie un peu le démarreur.

Pop appuie sur le démarreur, mais il ne se passe rien. Il tire le starter, après quoi il commence à appuyer. Ça ne démarre toujours pas.

Je regarde par-dessus son épaule :

— Hé ! Pop, je vois ce que c’est. La clé de contact a pas l’air tournée à fond.

— Mais si, mais si, dit Pop.

— Mais regarde...

— Bougre de nom de nom ! aboie Pop, j’te dis que la clé est très bien.

Il continue à appuyer sur le démarreur avec le starter tiré à fond.

— Mais, Pop...

— Tu vas te taire, bougre d’entêté !

— Regarde-

Il attrape la clé et le fait est qu’elle tourne bel et bien un petit peu. Je lui avais bien dit qu’elle n’était pas à fond.

— J’veux bien être pendu... il fait.

— C’est pas ordinaire ! dit mon oncle Sagamore. Qui est-ce qui aurait pensé à ça ?

Pop appuie sur le démarreur :

— Maintenant, ça va aller.

Le moteur s’enclenche, mais il ne se passe rien. Il n’veut pas démarrer.

— Je crois que tu l’as noyé, je lui dis.

— Ce qui est sûr, c’est qui y a quelque chose qui cloche.

Il descend. Mon oncle Sagamore ouvre la portière et descend aussi. Pop soulève le capot et ils restent tous les deux à regarder le moteur.

— Ça ne viendrait pas de toute cette salade de fils, des fois ? demande mon oncle Sagamore. Y en a tellement qu’on peut pas savoir s’ils sont accrochés comme il faut.

Moi, je n’ai pas besoin de descendre pour savoir ce qui cloche. Ça fait un moment qu’il appuie sur le démarreur avec le starter tiré à fond, alors naturellement il a noyé le carburateur. S’il n’y touche plus, dans quelques minutes, on va pouvoir repartir. C’est drôle que Pop n’ait pas vu ça, pourtant d’habitude les moteurs ça le connaît. Mais moi, ça ne me gêne pas. On est bien là, au soleil, avec la petite brise qui fait frissonner le haut des sapins. Allongé en arrière, mes pieds sur le sac à blanchissage, je me demande si on sera rentrés assez tôt pour que je puisse aller nager avec Miss Harrington. Je l’espère bien.

Tout d’un coup, on entend s’amener une autre auto derrière nous. Elle grimpe la côte à toute vitesse, à croire que les gens qui sont dedans doivent être rudement pressés. Ils freinent à fond, dérapent, et s’arrêtent dans l’ornière, juste derrière nous. Je descends voir qui c’est. Zut alors ! c’est encore Booger et Otis, dans l’auto du shérif.

Ils descendent chacun d’un côté. Ils ont toujours leurs chapeaux blancs repoussés en arrière, l’air crâneur, leur large ceinturon de cuir avec, dans l’étui, leur pistolet à crosse en os, qui pend sur leur cuisse gauche. Ils ont un petit air complice, futé et rigolard en même temps. La dent en or à Booger miroite au soleil.

Mon oncle Sagamore se redresse, les regarde et il sourit d’un air un peu gêné :

— Cré nom de nom ! il fait, mais c’est les gars au sherf ! Sam, tu te souviens de Booger et d’Otis ?

Ils se regardent tous les deux, Pop et mon oncle Sagamore, comme des gens qui ne sont pas du tout à l’aise, mais qui ne veulent pas le montrer.

Ensuite Pop avale péniblement sa salive et dit :

— Mais comment donc ! Ça me fait plaisir de vous revoir, les amis.

Les deux autres font le tour de la voiture, tout doucement, sans dire un mot. Arrivés devant le capot, ils restent plantés là, les pouces passés dans leur ceinturon. A leur façon de se regarder, je m’attends à les voir éclater de rire, mais ils reprennent un air très sérieux.

— Alors comme ça... Euh... vous avez des petits ennuis, monsieur Noonan ? demande Booger d’un air apitoyé.

Il s’adressait pas à Pop, puisque c’est mon oncle Sagamore qu’il regardait.

Mais avant que mon oncle Sagamore ait pu répondre, Otis dit :

— Dis donc, Booger, j’ai idée que la voiture à M. Noonan est en panne.

Booger prend un air tout surpris :

— Pas possible ? C’est plutôt gênant ; dans un moment pareil, je veux dire.

Otis fait oui de la tête, gravement :

— Tu peux le dire, il a de la chance qu’on se soit amenés par ici pour lui donner un coup de main.

Mon oncle Sagamore sort son pied droit de sa chaussure et, avec son gros orteil, se gratte l’autre jambe.

— Oh ! laissez donc, les amis. On va pas vous déranger. Surtout que vous avez des choses plus importantes à faire. Non, à nous deux, Sam, j’ai idée qu’on s’en tirera. Vous n’avez qu’à vous sortir de l’ornière et à vous contourner.

Otis et Booger se regardent d’un air horrifié, comme s’ils ne voulaient en entendre parler à aucun prix :

— Nous, partir et vous laisser comme ça ? Oh ! voyons monsieur Noonan, jamais, fait Otis. Pas vrai, Booger ? Combien de fois le shérif ne nous a-t-il pas répété : « Mes enfants, chaque fois que vous aurez l’occasion de donner un coup de main à M. Noonan, n’hésitez pas une seconde. M. Noonan est un contribuable, et pas seulement ça, un contribuable qui paye ses impôts. Je sais de source bien informée qu’il a payé les siens jusqu’en 1937. »

Mon oncle Sagamore sort son grand mouchoir rouge, s’essuie le visage et frotte son crâne chauve avec :

— Eh ben ! les amis, ça fait rudement plaisir d’entendre ces-choses-là et c’est bien honnête à vous de nous offrir un coup de main, mais Sam et moi on est pas pressés et vraiment ça nous embêterait de vous causer du tracas.

Booger lève la main :

— Pas un mot de plus, monsieur Noonan. Je vous en prie ! C’est bien normal que les représentants de la loi se mettent en quatre pour venir en aide à un citoyen aussi honorable et aussi respecté que vous.

Il s’arrête et regarde Otis.

— Dites-moi donc, monsieur Sears, vous êtes un tant soit peu mécanicien, pas vrai ?

— Mon Dieu, oui, monsieur Ledbetter, je bricole un peu, répond Otis.

— Parfait, parfait. Voyons voir. D’après vous, d’où c’est qu’elle viendrait, c’te panne ?

Otis se gratte le menton et fronce les sourcils :

— Humm ! Comme ça, à première vue, moi je dirais que c’est l’arrivée d’essence qui est bouchée.

— Voyez-vous ça ! fait Booger. Et alors... par où vaut-il mieux commencer à chercher, selon vous ?

Otis se gratte la tête et semble réfléchir sérieusement à la chose :

— Eh ben ! c’est difficile à dire. Faudrait d’abord chercher derrière dans la malle, ou sous le siège arrière. Ou bien dans les coussins, ou même en dessous, tout le long du châssis...

Booger le coupe :

— Ah ! pardon ! Pour s’en aller fouiller comme ça la voiture de quelqu’un, est-ce qu’il ne faut pas un mandat de perquisition ?

— Fichtre non... enfin, j’le pense pas, répond Otis. Pas pour chercher où c’qu’est bouché un tuyau d’essence. (Il se tourne vers mon oncle Sagamore.) C’pas votre avis, monsieur Noonan ?

Mon oncle Sagamore s’éponge la figure encore un coup.

— Mais... euh...

— Mais bien sûr que non, reprend Otis. Ce serait ridicule. Entre voisins, on peut tout de même se donner un coup de main sans qu’il soit besoin de formalités pareilles.

Alors ils s’avancent de chaque côté de la voiture. Booger se penche par la portière arrière que j’avais laissée ouverte en descendant. Il soulève le sac à blanchissage :

— Tiens, tiens ! Qu’est-ce que nous avons là ? Toute une cargaison de linge sale. Et en dessous, qu’est-ce que je vois... Sacré nom d’une bique ! mais c’est une boite en carton, ma parole ! Une boîte en carton qu’on aurait même pas remarquée, si on était pas en train de chercher où est bouchée l’arrivée d’essence.

Otis contourne l’auto et vient voir. Ils se regardent, l’air intrigué :

— T’as idée de ce qui peut y avoir là-dedans ? demande Otis.

Booger secoue un peu la boîte.

— Vingt noms de Dieu ! mais ça glougloutte. Ça serait pas du sirop, ou du parfum, des fois ? C’est peut-être du « Chanel n° 5 », qu’il portait à sa bonne amie. (Il réfléchit un instant, et puis il claque des mains.) Non, je sais ce que c’est. Je parie que c’est de l’essence de réserve, que M. Noonan a mis dans c’te boîte.

Mon oncle Sagamore recommence à se gratter la jambe avec l’autre orteil.

— Vous n’y êtes pas, les amis. C’qu’y a là-dedans, c’est que de la dilution de tannage, jl’envoyais au gouvernement pour la faire analyser.

Booger et Otis se redressent :

— Par exemple, de la dilution de tannage, hein ? Qui c’est qu’aurait pensé à ça ?

— Je vous le dis, fait mon oncle Sagamore. C’est pas autre chose, les amis. (Il se baisse sous le capot, désigne quelque chose du doigt et dit à Pop.) Hé ! Sam, tu vois ce fil, là, qu’est décroché ? Ça pourrait pas être ça qui...

— Cré bon sang ! dit Pop. Sûrement que c’est ça. Comment que j’ai fait mon compte pour pas le voir avant ? (Il se penche par-dessus l’air et farfouille sous le capot, ensuite il se redresse.) Elle va repartir, maintenant.

Mon oncle Sagamore recommence à se tapoter la peau du crâne avec son mouchoir et dit :

— Je vous suis bien obligé pour le coup de main, les amis. J’pense qu’elle va marcher, maintenant.

— Oh ! faut pas vous sauver si vite, monsieur Noonan, dit Booger avec un clin d’œil à Otis.

Et tous deux se mettent à ricaner.

Otis sort du carton un bocal de jus de tannage. Il le lève au-dessus de sa tête et le regarde à la lumière en clignant des yeux !

— Humm ! Jolie couleur, pour sûr. Dis donc, Booger, j’ai idée que M. Noonan a dû mettre un peu de caramel dans sa solution de tannage. C’est ça qui lui donne cet aspect Kentucky trois étoiles, dix ans de barrique.